mardi 6 mai 2008

Freud et le Temps


Comment parler du temps ?
Qu’elle construction de pensée, quel discours pourrait se vanter de circonscrire dans ses mailles cette insaisissable dont on ressent les effets sans jamais pouvoir dire réellement ce qu’il est ? « Qu’est ce donc que le temps » demande Saint- Augustin ? «Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus ». Aporie conceptuelle à laquelle nous pouvons nous demander si le discours psychanalytique peut apporter sa pierre et pourquoi pas, une perspective d’échappée.
Comment Freud parle-t-il du temps? Est il l’homme d’un temps linéaire et causal, est il l’homme d’une Histoire où toute conséquence succède a une cause qui est elle-même la conséquence d’une autre cause et ainsi de suite ? Dans sa vision la plus stricte, ce temps déterministe impliquerai que, une fois déterminée la suite logique des causes et des conséquences, une seule histoire peut être écrite. Le passé est installé une bonne fois pour toute et il est la cause, en interaction avec le présent en cours, du futur à venir. Le présent et le futur dépendent de ce passé qui en retour ne leur doit rien puisqu’il est toujours déjà écrit. Dans une première approximation, si l’on s’arrête à la construction des stades de la formation psychique de l’humain, le modèle développemental génétique freudien s’apparente à un développement causal et linéaire. Le passage par différents stades s’organise a l’aune d’un itinéraire où chaque étape succède à une autre. Toute difficulté lors du passage d’une de ces étapes devient la cause explicatives d’une chaîne de causalités et d’événements qui découlent les uns des autres et aboutissent à la personnalité actuelle voir aux symptômes éventuels d’un individu. C’est ainsi qu’un événement particulièrement difficile ou en tous cas vécu comme tel, à un instant donné de la vie d’une personne peut devenir le déterminant incontournable, bien qu’éventuellement inconscient, autour duquel peut s’enchaîner ou se fixer une suite de causes et d’effets qui construisent la vie d’un sujet. L’enchaînement causales sur la corde d’un temps linéaire classique permet d’entrevoir et de remonter après «enquête » le lien logique de tous les événements de cette histoire, en partant du symptôme actuel jusqu’à son origine traumatique. Il s’agit alors ici d’une représentation du travail analytique comme d’une enquête aux portes de l’histoire, la psychanalyse prend allure d’une recherche des traces archéologiques de l’histoire d’un fonctionnement psychique. Freud lui-même n’a pas démenti cette métaphore de son travail de thérapeute archéologue. « Ce que nous souhaitons, précise Freud, c’est une image fidèle des années oubliées par le patient, images complètes dans toutes ses parties essentielles »[1]. « Et Freud, tout en annonçant ses limites, utilise la métaphore archéologique pour situer l’action de l’analyste : d’après les vestiges retrouvés, il complète et assemble les restes conservés ; d’après les indices échappés à l’oubli, il construit ce qui a été oublié »[2].
Pourtant, si chez Freud le passé peut être figé en des nœud qui construisent et fixent l’histoire, il est aussi possible de délier ces nœuds et de remanier toute l’histoire qui l’accompagne. C’est en tout les cas l’espérance thérapeutique sur laquelle Freud fonde, au départ, l’intérêt de son travail de recherche. L’histoire dans ses effets psychiques n’est donc pas écrite une bonne fois pour toute. C’est parce que le passé est susceptible d’être dénoué psychiquement, que s’ouvre la perspective d’un soin du symptôme et donc d’une réorientation de l’histoire subjective du sujet. Si cette réorientation peut toujours se comprendre comme l’avènement d’une nouvelle perception de la ligne de causalité temporelle, l’idée du temps selon le sens commun n’est pas écorné. C’est l’écart entre ce qui c’est réellement passé et ce que le sujet en a perçu qui tend à se réduire menant vers une plus grande compréhension, un plus haut niveau de conscience. Idéalement, ce pourrait être une articulation harmonieuse du déterminisme, du libre arbitre et de la prise de conscience progressive, qui permet tout en gardant une idée causale et linéaire du temps d’en infléchir la trajectoire. L’idéal d’une démarcation nette entre fiction et réalité est ici préservée. Pourtant, Freud s’aperçoit très vite que point n’est suffisant l’éclairage logique et rationnel par le résultat de son enquête, pour que le patient guérisse illuminé par la révélation de cette vérité. Un autre travail est à l’œuvre dans la cure qui oblige à entendre autrement la «vérité » de ce temps du sens commun. Autrement aussi, va se retrouver questionner l’articulation du vrai et du faux dans l’équation duelle fiction/réalité.
Mais avançons un peu plus loin dans la théorie freudienne, il semble que nous pouvons entrevoir une perspective du temps peu classique, dans l’articulation particulière de la théorie du trauma et de l’après-coup. Ces deux théories ont eut tout au long de l’œuvre freudienne un destin lié par une mise en travail de l’une à l’aune de l’autre. Le trauma tout d’abords est la forme principale que peut prendre un «accident » du passé devenu déterminant pour l’histoire symptomatique du sujet. Dépassé par une trop forte excitation d’origine exogène ou endogène, le traumatisme résulte d’une rupture des pare excitations qui protègent et suppléent les fragilités du Moi au cours de son développement.
C’est par l’acquisition progressive d’une capacité à mentaliser les événements, que l’enfant développant son activité représentative, symbolique et langagière, développe dans le même temps son autonomie dans la gestion des excitations. C’est ainsi que, sans jamais cesser tout à fait, le rôle du pare excitation diminue son importance avec le temps. C’est de la manière dont les excitations seront intégrées avec souplesse dans ce système représentatif, que vont dépendre la même souplesse de gestion rétroactive du trauma. En effet, Il s’avère que l’événement traumatique, irruption d’excitations ingérables en son temps, ne peut sortir de sa réalité silencieuse que dans un moment bien ultérieur a son apparition, c’est à dire lorsque l’acquisition des relais symboliques, représentationels et langagier sont suffisamment mature pour tenter de faire face à ce qui n’avait pas pu l’être en son temps. Tout se passe comme si le traumatisme correspondait à un débordement brutal des liaisons représentatives par l’excès d’excitation. Jean Guillaumin exprime cela par : « Il n’y a pas de mots pour dire, en quelques sorte, ni pour penser : c’est l’innommable »[3]. Ce n’est que dans un second temps plus mature du développement du psychisme individuel, qu’un contexte actuel présentant des similarités avec le premier contexte traumatique pourra entraîner la réactivation du trauma. Cela a pour effet une résurgence actuelle des forces pulsionnelles restées bloquées et «aphone » dans un premier temps. S’en suit une explosion de symptômes qui redonnent en quelque sorte de la voix à un passé resté muet jusque-là.
Ici s’intercale donc la théorie de l’après-coup dont André Green dit : « On peut sans exagération considérer que ce concept fait éclater les modèles temporels classiques et, du même coup, fonde – au moins en partie – la spécificité de la causalité psychique en psychanalyse »[4]. Freud met directement en évidence au travers de cette théorie qu’il est possible de rendre présent une portion du passé qui ne peut plus en tant que tel être conçu comme un élément révolu de l’histoire du sujet. Avec la théorie de l’après-coup, le passé n’est plus définitivement passé, et il peut même subir une forme de reconstruction puisqu’une situation ne prend un sens traumatique, en quelques sorte, que bien après qu’elle se soit déroulée. Jean Guillaumin écrit à ce sujet : « Tout se passe comme si, à partir de l’après-coup, on s’acheminait vers une théorie générale de la répétition signifiante où ce qui n’a pu être nommé dans le passé alimenterait de son énergie le présent, qui en retour, conférerait rétrospectivement au passé un statut d’existence psychique, marqué par l’expérience ultérieure »[5].
Bien sûr nous parlons ici de phénomènes psychiques et c’est la réalité vécus au travers de ses effets symptômatiques qui semble susceptible de modifications. C’est la perception de ce que le sujet a connu dans le réel qui se trouve sous la forme de représentations internes, soumise a une articulation temporelle inédite. Mais si la réalité et son sens temporel linéaire n’existent pour un sujet que dans la représentation qu’il en a, on peut se demander s’il est possible de continuer à investiguer le fonctionnement psychique à partir de la seul référence au réel et au temps linéaire qui l’accompagne. Il existe un mouvement spécifique au sujet dont l’articulation au réel commun implique, que les faits qui constituent au travers des souvenirs l’histoire d’un individu, deviennent sujets à caution. Ces faits, réellement arrivés, ne sont par essence pas objectifs si c’est le sujet qui les rapporte. Mais même s’il s’agit d’un dispositif extérieur qui les rapporte à propos du sujet, il est impossible de prévoir qu’elle « vérité » ils ont pu prendre pour ce sujet dans la représentation qu’il se fait de ces événements. On ne peut donc plus se contenter de référer l’histoire du sujet au simple alignement de faits supposés objectifs. La théorie du trauma et de l’après-coup marque la possibilité d’une infinité de devenirs psychiques d’un même événement dans la vie d’une personne. Dans cette perspective, l’après-coup se renforce de la théorie du souvenir écran et de toutes les manipulations possibles que l’esprit peut faire subir aux perceptions et aux souvenirs. A partir de ces constatations il est même possible d’imaginer que des faits relatés puissent ne pas avoir eut lieu. Pour faire face au réel clinique, il devient alors important de pouvoir faire abstraction d’une nécessaire objectivité des faits rapportés. Comprendre l’inédite inventivité du temps chez Freud implique l’investigation d’un espace qui n’est plus celui de la seule réalité dite objective. C’est admettre alors dans une même lancée qu’il existe une subjectivité aux effets de réalité indéniables, le symptôme. C’est admettre aussi une vérité de la fiction subjective qui se passe de l’objectivité du réel pouvant même s’en éloigner radicalement au gré des manipulations du psychisme. Rétablir la vérité objective des faits réels n’a en soi aucuns effets rédempteur sur la réalité du symptôme clinique qui n’est en lien qu’avec la vérité subjective de la fiction psychique du sujet. Encore une fois la barrière qui voyait s’opposer les couples [fiction = subjectivité = faux] et [réalité = objectivité = vérité] se voit remise en cause en des possibilités d’appariements surprenants.
- L’intemporalité.
Nous voilà donc avec cette idée que, dans le cadre du fonctionnement psychique, une causalité linéaire et déterministe est insuffisante a rendre compte de ce que Freud expose dans son observation clinique. C’est en ce sens que Sylvie Le Poulichet écrit : « Défiant en quelque sorte la vision d’un temps linéaire, l’analyse provoque des temps d’actualisation et des anachronismes qui bouleversent la trame du temps en donnant lieu aux événements psychiques. Car ces derniers ne sont pas soumis aux horloges et ne se comprennent pas dans un temps linéaire ».[6] Il nous faut alors découvrir, chez Freud, un modèle inédit du temps qui met directement en interaction ces trois structures du psychisme que sont l’Inconscient, le Préconscient et le Conscient. Le fléchage temporel passé-présent-futur est une évidence de la conscience qui ignore l’existence de l’inconscient. C’est cette articulation conscient/inconscient qui sert de fondement à cette représentation alternative du temps freudien telle que nous l’avons jusque là décrit. Nous avons vu au travers de la question des souvenirs, que l’on ne peut s’appuyer sur la seule objectivité des faits supposés constituer ces souvenirs. L’inconscient est la justification freudienne de ce qui échappe et du caractère lacunaire du savoir que la conscience croit détenir sur la réalité. Caractère lacunaire d’un savoir qui s’apparente lui-même à une forme de construction dont tout ou partie peut être modifier après émergence des aspects cachés du vécu individuel. Mais là où le conscient fonctionne dans une représentation temporelle linéaire classique, l’inconscient échappe dans ce qu’il échappe à l’idée même du temps si chère à la conscience. Freud invente un espace du hors temps et en déduit l’atemporalité de l’inconscient : « Les processus du système Inconscient sont intemporels, c’est à dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, qu’ils ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont absolument aucune relation avec le temps. La relation au temps elle aussi est liée au travail du système conscient »[7]. Dans sa note sur le «Bloc note magique » Freud définit plus précisément la perception du temps par la discontinuité de la conscience : « Je supposait en outre que ce mode de travail discontinu du système Pc-Cs. Est au fondement de l’apparition de la représentation du temps »[8]. L’auteur confirme par- là, cette séparation qui placerait l’inconscient du coté d’une spatialité soumise à une théorie des lieux ou topique et d’autre part met le système Pcs/Cs du coté du temps. L’interaction de l’inconscient avec ces deux dernières structures est le support de la représentation métapsychologique du temps. Tout semble agir dans cette représentation comme si la friction ou le passage du temps au « non temps » pouvait permettre le passage de ce qui est temporellement fixé, à ce qui ne peut pas l’être par essence. Car ce qui ne peut être pris en compte dans un futur trauma est justement ce qui ne peut être intégré à une histoire et donc ne peut se maintenir que dans un espace du hors temps. C’est lorsque la possibilité de passage est de nouveau permise, qu’il peut y avoir dans l’après-coup une mise en signification d’un événement, en quelque sorte « réintroduit » dans le cours du temps. Les traces mnésiques latentes prennent alors la figure d’un trauma du passé.
- L’hétérochronie fondamentale.
Mais comment se représenter le fruit d’une telle cohabitation, atemporel et temporel coexistant en même temps? «Hétérochronie fondamentale »[9] de l’œuvre freudienne selon André Green. Nous voilà face à une dualité de perspectives selon que l’on prenne le point de vue du temps de la conscience ou celui de l’atemporalité de l’inconscient. Ce mariage semble contre nature et est pourtant une source explicative étonnante pour les divers problèmes soulevés par les observations clinique de Freud. Mais si la valeur explicative est indéniable, l’articulation cohérente de cette cohabitation l’est beaucoup moins. Les réponses ne sont pas claires et semblent même être un point aveugle de l’articulation théorique psychanalytique actuel. André Green écrit à ce propos : « On ne cesse de rappeler la discordance entre le caractère proprement révolutionnaire de la proposition de Freud sur l’intemporalité de l’inconscient et son embarras à développer sa pensée lorsqu’il lui fut demandé de s’en expliquer un peu plus en détail. Mais il faut encore ajouter qu’aucuns des psychanalystes qui lui ont succédé n’a réussit à mieux déplier l’argument »[10].
Comment peut on être temporel dans le même temps où une partie de cet « être » échappe a la temporalité ? Pour comprendre, peut être nous manque-t-il un autre point d’articulation, celui de ce temps freudien engendré par cet étrange couple conscient/inconscient et le temps du sens commun classique des horloges. Car tout le discours freudien autant que le notre est encore, malgré l’émergence de représentations novatrice du temps, prise dans socle classique du linéaire causal. Que ce temps linéaire existe ou non de manière extérieures au sujet il n’en reste pas moins que cette représentation du temps reste omniprésente au moins dans le discours, fut-il discours sur le temps et même discours défendant une autre représentation du temps. Ainsi Freud par exemple dans le «bloc note magique » exprime clairement que le conscient et la mémoire s’excluent mutuellement. Il affirme que l’un ne peut être investi en même temps que l’autre, une même surface psychique ne peut à la fois recevoir de nouvelles informations sensorielles tout en conservant la mémoire des anciennes. Cette élaboration théorique basée sur la comparaison au bloc note magique semble prendre place dans le cadre d’un temps résolument linéaire ou il n’est pas possible qu’une perception se situe à la fois à un moment du passé et du présent de même que ne peuvent coexister passé et futur, futur et présent. Nous voilà ponctuellement replongé dans le génétisme «naïf » de la théorie des stades du développement psychique de l’enfant. Nous voilà face à une complexité supplémentaire qui pousse plus loin encore cette « hétérochronie ». Le discours théorique freudien semble porter en lui la marque de représentations du temps des plus classiques aux plus révolutionnaires. Absurde paradoxe d’une théorisation incomplète et peu « scientifique » ou nécessité d’une élaboration dynamique qui rend visible en elle même et en permanence les différents éléments représentationnels dont elle s’est nourri. Il nous semble trouver dans la pensée freudienne un art véritable de l’intégration qui bien que ne pouvant prétendre à une cohérence théorique sans faille, voit coexister en elle la cohabitation incroyable d’une pluralité de représentations mariées entre elles on ne sait comment, mais dont l’effet est celui d’une véritable évolution du regard clinique. Beaucoup plus que la somme de ses parties dont on distingue dans la théorie, des éléments de digestion partielle, la représentation globale du temps qui en émerge dans notre esprit est proprement révolutionnaire. Mais une tentative d’explication d’un tel phénomène nécessite de chercher des éléments de réponses ailleurs que dans ce que la métapsychologie tente de dire explicitement d’elle-même. C’est avant tout d’un mariage révolutionnaire entre discours et représentations du temps dont nous avançons ici les prémisses. Dans le même temps nous continuons notre chemin vers ce chaînon manquant explicatif de ce « on ne sait comment », que nous appelons la métaphore.


[1] Freud S _ Construction dans l’analyse (1937), in Résultats, idées, problèmes II. PUF, p270, (1985).
[2] Le Poulichet S _ L’œuvre du temps en psychanalyse. Payot/Rivages, p 94, (1994).
[3] Guillaumin J _ « Traumatisme et après coup » in Quinzes études psychanalytiques sur le temps. Privat, ( ), p 12.
[4] Green A _ Le temps éclaté. Ed de Minuit, (2000), p 19.
[5] Guillaumin J _ Op.Cit, p 12.
[6] Le Poulichet S _ L’œuvre du temps en psychanalyse. Rivages, Psychanalyse, pp 9-10, (1994).
[7] Freud S _ « L’inconscient » in Métapsychologie. Folio, Essais, Gallimard, (1968), p 96
[8] Freud S _ Notes sur le « Bloc note magique », (1925), in Résultats Idées Problème. PUF, (1987), tome II, p 124.
[9] Green A _ « Construction de l’hétérochronie » in Le temps éclaté. Ed de Minuit, (2000), pp 21-40.
[10] Green A _ Le temps éclaté. Ed de Minuit, (2000), p 171.